Assis sur le rebord de la fontaine de marbre, le Maître restait les yeux baissés, pensif. Chasser la noirceur de son esprit demeurait un combat ardu et constant, tout en sachant que chaque seconde damnait un peu plus son âme solitaire. Il attendait sa fin, comme la fin heureuse des contes d’antan ; sa vie propre, il l’avait déjà perdue. Il soupira, inconscient de sa propre beauté sous la lumière d’une lune naissante. Forme noire dans la pénombre, il avait seulement conscience d’être le pire cauchemar de ces terres… Nul ne voyait ses yeux bleu océan refléter la peine d’un Univers entier, la mélancolie des jours qu’illuminait le sourire de sa fiancée. Même en temps de guerre, elle avait su faire de lui le plus heureux des hommes ; et voilà des années qu’il menait contre elle une véritable guerre psychologique. Le dernier lien entre eux : celui d’ennemis jusqu’à la mort. Il aurait souhaité qu’il en allât autrement… peu importait comment, mais autrement. Il aurait tout aussi bien pu ne jamais exister et aurait payé cher pour cela. Simplement, il ne voulait pas avoir à la blesser plus qu’il ne l’avait déjà fait, c’était la raison de son combat contre la plus profonde des noirceurs, et aucun jusqu’alors n’avait su résister à l’emprise de la magie noire. Six ans… six ans d’amour fou entre deux Consuls, deux enfants inconscients. La vie était si simple alors. Il avait récemment perdu le dernier cadeau qu’il conservait d’elle, si ce n’était l’image de son souvenir. Le médaillon qu’elle lui avait fait graver, les initiales de GH… Il le lui avait fait porter pour lui signifier qu’elle pouvait avoir confiance, car elle était absolument tout pour lui. Plus encore, elle était ce qui restait de lui dans le monde des vivants, car son corps même appartenait à une magie qu’il haïssait. Golden Hawk…
** La tension monte. La salle s’est tue, enfin. Tous retiennent leur souffle, ils guettent, tels les fauves à l’affut. Il jette un regard sur sa droite ; son ami lui répond d’un imperceptible hochement de tête. Tout est sombre, il distingue à peine les traits de son compagnon ; il est tendu, mais impatient. Très impatient. Lui-même est calme, la plénitude l’envahit et lui fait monter les larmes aux yeux. Il inspire profondément. Heylan va silencieusement s’asseoir face à sa batterie, il passe inaperçue dans les ombres, comme toujours. Et, comme toujours, la foule retient son souffle.
De la poche de son pantalon, couleur jais, il tire une fleur dont il respire le parfum, les yeux clos… tout est tellement parfait, une nuit si calme. 5, 4, 3, 2, 1…
Les projecteurs s’allument d’un même éclair, Heylan frappe les cymbales, Jay et Lui s’élancent d’un même mouvement vers le centre de la scène.
La foule hurle. 100 000 personnes crient, applaudissent, sifflent, saluent… Tous scandent d’une même voix :
- GH ! GH ! GH !…
Et eux jouent, ils jouent puisque leurs vies en dépendent. Jay commence un morceau de basse compliqué, Heylan régularise son rythme… La foule n’a plus qu’un seule mot d’ordre, tous crient un unique nom.
- NATH !
Il calme le rythme fou de sa guitare, baisse les yeux… 3, 2, 1… Les paroles lui viennent d’elles-mêmes, ce sont celles de sa chanson préférée Such a Terrible Romance, qu’il a écrite personnellement, en réponse aux récents évènements. Elle est jouée en public pour la première fois, ce soir, en plein cœur du moyen orient. La foule se déchaîne, les agents de sécurité accourent en tous sens, des centaines de personnes s’évanouissent. Ce concert n’est pourtant qu’un prologue à celui de New York, prévu pour le mois suivant. Un moment historique, 250 000 spectateurs, complet la semaine de l’ouverture des guichets.
Il relève les yeux, laisse le rock emplir son âme, de ses yeux océan il détaille la foule… 100 000 personnes en délire devant eux, jamais ils n’auraient eu l’audace d’en espérer la moitié. Son sourire est le pus sincère qu’il eut jamais eu lorsqu’il déchaîne enfin sa voix sur le refrain ; la voix qui fait vibrer le monde entier dans les années 2060. Ils entendent leur histoire, hurlent leur assentiment.
Nathaniel calme enfin sa voix d’or et salue la salle dans sa langue maternelle, le français. Tous se bousculent, se ruent vers la scène. Les agents de sécurité les repoussent sans cesse.
Alors que Golden Hawk joue son premier succès, Our queen’s Madness, la foule entière chante avec Nathaniel, et leur bonheur est identique. Les membres du groupe savent déjà que le rock n’roll est leur vie, le public le comprend d’une même onde. Les trois lycéens, diplômés en chimie, rock stars planétaires, disques de platine sur les 5 continents, promis au plus grand concert de tous les temps… Golden Hawk.**
Mon 6 Apr à 22:41